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Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
Faire aimer la lecture ou faire lire les élèves ?
La question posée au professeur d’aujourd’hui se résume-t-elle à
l’alternative suivante : faire aimer la lecture ou faire lire les élèves ?
Dilemme apparent, car cela revient à préjuger des goûts et de la
réception d’une œuvre par des élèves, lesquels constituent un public
très hétérogène. On oublie trop souvent que nous-mêmes avons lu,
parfois sous la contrainte de nos aînés, parents et professeurs, parfois
sous la pression des études ou en vue de certains concours, des œuvres
pour lesquelles nous n’avions, initialement que peu d’appétence. Lire et
maîtriser une œuvre littéraire ne tient pas tant, pas uniquement du
moins, d’une rencontre immédiate, d’un coup de foudre mais peut
prendre bien d’autres aspects, et l’on se rappelle tout aussi bien des
livres que l’on a aimés que des livres qui nous ont donné du fil à retordre
et plongés parfois dans des affres de perplexité. Ces derniers ne nous
ont pas moins nourris et enrichis et ne nous ont pas moins éclairés sur
nos fragilités littéraires, parfois intimes, nos manques, notre sensibilité
ou nos ressources aussi, ainsi que sur notre vision du monde. C’est cela
que nous relatent les retours d’expérience de la part de nos anciens
élèves de Terminale L dont certains d’entre nous se rappellent encore ;
les élèves ont fait leurs les poèmes d’abord mystérieux voire opaques de l’Eluard surréaliste ou du jeune
Jaccottet encore empreint de symbolisme, de la lecture d’un Gide ou d’un Sophocle éloignés en apparence
de leur monde mais posant des questions tellement vives et trouvant des échos si forts avec leur vie, de
sorte que les mêmes auteurs qui ont semblé d’abord ardus, sont ceux qui ont le plus marqué les cœurs et
les esprits.
Succombant parfois à l’air de l’époque qui fait du plaisir la clé d’un enseignement réussi, on en
arrive à délaisser les classiques quand il est, tout au contraire, plus urgent et plus fécond de se poser
d’autres questions : Quel rapport avons-nous, professeurs de Lettres, aux œuvres du passé ? Quelle valeur
revêt encore pour nous la littérature du patrimoine ? Interrogeons-nous la relation que nous avons avec
les livres ? Revenons-nous vers les classiques par obligation scolaire ou par goût ? Fréquentons-nous
encore les œuvres intégrales ou nous contentons-nous de quelques extraits ? L’usage des anthologies n’at-elle pas amené à un dialogue plus distant avec les livres dont sont tirés ces extraits ? Les manuels
scolaires n’ont-ils pas réduit l’horizon littéraire et rendu nos choix plus frileux et toujours plus orientés par
le prisme d’autres que nous ? Autrement dit, quel chemin trouver entre prescriptions des programmes,
choix éditoriaux et goûts personnels ?
Force est de constater que lire les œuvres classiques ne va pas de soi, pas immédiatement du moins
pour les élèves et ne manque pas de faire réagir dans la communauté enseignante, comme cela été le cas
lors de la réforme des programmes de lycée en 2019. Le programme national d’œuvres a pourtant eu
d’emblée ce mérite de nous poser franchement la question à tous : qu’attendons-nous des classiques de
la littérature ? Peut-être, est-il temps de poser la question à l’envers ; eux, qu’attendent-ils de nous ?
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