Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 9
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
Renouer avec ses classiques
Les professeurs invoquent, pour délaisser les classiques, soit le temps dont ils disposent pour faire
lire des œuvres réputées plus difficiles d’accès, soit le goût des élèves. Toutefois, les affres de la jalousie
d’une Médée ou d’une Cléopâtre, l’amour impossible entre Tristan et Iseut, les rêves et les désillusions
d’Emma, les trahisons des filles du père Goriot, n’ont rien à envier aux tribulations des héros contemporains
et aux mondes censés parler aux élèves car ils évoquent des faits d’actualité et renvoient à la nature
perpétuelle de l’humanité que nous avons tous en partage, où que nous soyons dans l’espace territorial
ou social et à quelque génération que nous appartenions. Parfois, c’est le décalage et le décentrage de ce
qui fait la vie et l’actualité de l’élève qui rendent une lecture possible. C’est par le biais d’un récit éloigné
de nous que nous vérifions ce que d’autres ont vécu et pensé, que nous constatons que la solitude, l’amitié,
l’amour, la vie et la mort en ont questionné d’autres avant nous qui ont quelque chose à nous en dire.
C’est ce dialogue entre passé et présent qui rend notre époque si fascinante, c’est par la distance qui nous
sépare de nos ainés que nous mesurons les progrès de notre civilisation auxquels la littérature n’est pas
étrangère. C’est en s’imprégnant de la pensée des écrivains du passé que nous nous forgeons une culture,
cette culture de référence qui fait que l’on cite Hugo et Baudelaire, La Fontaine ou Camus et que, chemin
faisant, l’on se rappelle les cours, nos professeurs, nos camarades de classe. C’est en imitant le style d’un
La Rochefoucauld, d’un Bossuet, d’un Proust que l’on se forge son propre style, car on apprend bien par
imitation.
Reste la question du temps. Faire lire les élèves nécessite, outre des stratégies pédagogiques, de
croire en la transmission des œuvres du passé, en leur caractère farouchement moderne, en leur valeur
émancipatrice, car in fine toute lecture ne se vaut pas. Lorsque le cadre scolaire permet et demande de
faire lire entre six à huit titres par an, il est nécessaire d’avoir à l’esprit que du choix que nous opérons
découlera la culture que bien de nos élèves vont acquérir.
Nos renoncements sont forcément les leurs. Faire lire les
élèves, c’est également transmettre ce que nous avons
nous-mêmes reçu de l’école, passer d’une main à une autre
le bagage littéraire que nos professeurs eux-mêmes nous
ont transmis. Passeurs de livres, le professeur de Lettres a
la chance, ainsi que la responsabilité, de faire vivre, de
rendre vivantes les œuvres du passé et de leur faire côtoyer
les œuvres du présent. Le temps accordé à la lecture tient
donc de la mission que le professeur se propose
d’accomplir.
Anciens contre Modernes, le débat ne peut qu’ouvrir
sur une aporie, tant devrait s’imposer la nécessité de nouer
le dialogue et de faire percevoir combien les classiques sont
modernes. Les professeurs sont les héritiers d’une culture
qui les a nourris. Il leur incombe à leur tour de faire
rencontrer cet héritage à leurs élèves, à tous leurs élèves.
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