Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 92
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
j’évoquais avant cette citation plus longue est
celle de « structure sans couronne » qui est
une implication d’une lecture pas à pas. Lire
une œuvre consisterait à découvrir des unités
sans chercher à leur donner un sens, sans
déterminer un système interprétatif et dernier
point sans viser à construire ce que Barthes
nomme « la structure Une ».
d’Albert Thibaudet6.
***
L’incipit est, par excellence, le fragment qui
s’offre à l’étude, qui semble même appeler des
outils d’analyse, une grille d’interprétation.
Dans la littérature critique (en particulier dans
l’essai d’Andrea Del Lungo, L’incipit
romanesque), l’incipit apparaît comme un
« lieu stratégique du texte »7. Plus qu’un autre
fragment de l’œuvre, il lui est demandé de
signifier. Andrea Del Lungo précise qu’en tant
que « lieu de rencontre qui met en relation les
désirs de l’écriture et les attentes de la lecture,
l’incipit est aussi l’espace privilégié où s’établit
un contrat de lecture visant à orienter la
réception du texte »8. « Lieu stratégique »,
« espace privilégié où s’établit un contrat de
lecture visant à orienter la réception du
texte », ces caractéristiques peuvent intimider
le lecteur et l’amener à penser que l’incipit est
un moment d’affirmation, à la fois significatif
et symbolique. L’incipit est toujours perçu
comme étant à l’opposé d’un fragment anodin
de l’œuvre. En témoigne sa propension à être
absorbé dans des typologies : sur le plan de
l’énonciation, on distingue des incipits
narratifs, descriptifs, commentatifs ; sur un
plan purement diégétique, il est courant de
classer les incipits en fonction de situations
type (départ, arrivée, rencontre9), le défaut
d’une situation type étant lui-même
susceptible de constituer une catégorie
d’incipit. En définitive, l’incipit est le moment
du récit que le lecteur devrait rattacher à un
ensemble : à un niveau intratextuel à
l’ensemble organique de l’œuvre10 (l’incipit
« En lisant, je reçois, par exemple, une
poussière, une traînée de sens ‘‘sexuels’’ ou
‘‘esthétiques’’ ou ‘‘énigmatiques’’ : des
échanges de sens, mais à la fin le récit s’est
dévoré lui-même. D’où la déception, la perte
d’énergie que l’on trouve au dévoilement final
d’une énigme : la réponse n’est pas
équivalente au total de toutes les questions
posées, pas de sens total, final. »5
Ces quelques remarques de Barthes nous
invitent à une autre entrée dans une œuvre
littéraire. Proposer l’étude de la première
page d’un roman, c’est accepter de s’en tenir
à ce fragment, lui donner une autonomie, lui
laisser sa chance pourrait-on dire en
s’efforçant de le
lire pour ce qu’il
est, dans une
perspective non
finaliste. Etudier
un extrait – qui
plus
est
un
incipit – suppose
une « attention à
l’unique » pour
reprendre le titre
d’un
article
Andrea DEL LUNGO, L’incipit romanesque, Seuil,
« Poétique », 2003.
8
Ibid., p.39.
9
Andrea DEL LUNGO, Ibid., chapitre 4 (« Topoï du
début »)
10
Cf. Roland BARTHES, Sarrasine de Balzac : « Pas de
visée organiciste (l’œuvre n’est pas un corps) » (78).
5
7
Ibid. p.79.
Albert THIBAUDET, « Attention à l’unique », NRF,
avril 1936. Cette expression qui donne le titre à l’article
correspond en réalité au discours de Gabriel Marcel
auquel répond Albert Thibaudet. Gabriel Marcel
reproche en effet à Thibaudet un « esprit classificateur
[qui] lorsqu’il est poussé à l’extrême, finit par tuer
l’appréciation en tant qu’elle est attention à l’unique »,
L’Europe nouvelle, 29 février 1936.
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