Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 93
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
concentrerait des effets de l’œuvre, ferait
résonner l’œuvre, appellerait la suite de
l’œuvre…) ; à un niveau intertextuel à une
mémoire des commencements (il renverrait à
tel genre d’incipit, traditionnel ou moderne).
Entrons maintenant dans cette Peau12 :
LE TALISMAN
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune
homme entra dans le Palais-Royal au moment
où les maisons de jeu s’ouvraient,
conformément à la loi qui protège une passion
essentiellement imposable. Sans trop hésiter,
il monta l’escalier du tripot désigné sous le
nom de numéro 36.
A l’évidence ces discours sur l’incipit ont leur
pertinence. L’écueil de ces représentations
tient au fait qu’elles font de l’incipit un
fragment à la fois relatif et décisif : relatif
parce qu’on lit le début de l’œuvre en
connaissant la suite, la fin ; on lit le début du
roman en connaissant d’autres débuts de
roman ; décisif dans la mesure où sa lecture
devrait permettre d’établir d’emblée une grille
ou un contrat de lecture qui risque de faire
pression sur le lecteur. J’emploie ce terme de
pression en pensant à Barthes dans La
préparation du roman lorsqu’il dit du roman
(on le dira de l’incipit désormais…) : « c’est un
discours qui ne fait pas pression sur moi – et
donc envie d’accéder moi-même à une
pratique de discours qui ne fasse pas pression
sur autrui »11. J’aimerais que l’incipit ne fasse
pas pression sur moi : rien ne m’oblige à
trouver dans cette première page des
éléments typologiques, j’aiguise mes sens
pour appréhender le texte dans sa singularité
et mon attention – oserais-je dire ma
considération – est une manière de ne pas
faire pression sur lui en retour.
Une lecture de survol, visant à manipuler le
texte laisserait penser qu’il s’agit d’un incipit
réaliste. Le narrateur fournirait des indications
de temps et de lieu (toponymie précise,
indication du mois, quasiment de la date). On
aurait là un Balzac. Or, 1° l’incipit ne débute
pas avec le circonstant censément typique
mais avec un titre énigmatique [« Le
talisman »13], renvoyant à un univers
merveilleux, énoncé renvoyant peut-être luimême à l’arabesque placée en épigraphe de
l’édition. On aurait tout intérêt à montrer aux
élèves l’édition originale sur Gallica en
débarrassant le texte des notes explicatives
précisant les circonstances de l’emprunt de
Balzac
à
Sterne,
voire
indiquant
l’interprétation à retenir. Pour le moment cette
arabesque étonne, elle renvoie à ce que
Laurent Jenny nomme « l’événement figural »
que produit l’œuvre. Elle nous invite à nous
défaire des représentations toutes faites et à
entrer dans l’univers du récit. Récit troublant
puisqu’il débute par un titre de conte
***
11
Roland BARTHES, La Préparation du roman, Éditions
du Seuil, 2003, p.41
12
Au moment de la rédaction de son roman, Balzac et
ses amis omettent souvent le complément du nom pour
faire référence au titre de l’ouvrage. Charles Rabou,
journaliste et éphémère directeur de La Revue de Paris
s’adresse même à Balzac en ces termes : « Mon cher
Peau » précisant ensuite « je voulais savoir à quand La
Peau ? (lettre du 11 juillet 1831).
13
Notons que Balzac mentionne ce terme de
« talisman » dans la « Préface de la première édition »
de La Peau de chagrin [1831] pour évoquer la création
artistique : « Les hommes ont-ils le pouvoir de faire
venir l’univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il
un talisman avec lequel ils abolissent les lois du temps
et de l’espace… ? ». Nouvelle perspective de lecture de
cet incipit : ne s’agirait-il pas d’un indice de
(méta)lecture suggérant le pouvoir démiurgique d’un
narrateur qui a le pouvoir de construire un monde
invraisemblable où les temps (l’actualité et le mythe) et
les espaces (le quartier du Palais-Royal et l’Enfer) se
confondent.
92