Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 94
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
merveilleux. On pourrait aller vite et décider
que la première phrase est en décalage avec
cet univers dans la mesure où on retrouve une
atmosphère réaliste, celle des débuts de
roman qu’un enseignant (plus qu’un élève) a
en tête : « Au commencement de l’automne de
l’année 1826… » (Le Curé de Tours), « Vers le
milieu du mois de juillet 1838… » (La Cousine
Bette). Balzac, un romancier qui donne des
informations précises au lecteur, l’incipit
remplit bien sa fonction. Mauvais procès fait à
Balzac. C’est oublier en effet d’autres incipits
bien plus désinvoltes : « A l’époque où
commence cette histoire… » (Illusions
perdues) ou mieux encore (et plus proche en
date de La Peau) : « En je ne sais quelle
année… » (L’Auberge rouge). Revenons à
notre incipit : « Vers la fin du mois d’octobre
dernier ». L’œil aiguisé du lecteur sent la
différence entre ce circonstant et « vers la fin
du mois d’octobre 1830 ». La question peut
être posée à l’élève. Au lieu d’une histoire, on
a un discours, quelqu’un nous parle, l’adjectif
« dernier » fait référence à une situation
d’énonciation, celle du conteur. Nous ne
sommes pas nécessairement en 1830, on
serait davantage dans l’univers du conte
(proximité avec les premiers contes
d’Andersen, notamment Le Briquet, publié en
1835). Au fur et à mesure de la phrase, le
milieu parisien contemporain apparaît
évidemment mais le narrateur continue de
brouiller les pistes, jouant ironiquement sur le
double sens du Palais-Royal : sans le tiret, on
pense à un lieu merveilleux, typique des
contes de fées ; au moment où l’action devrait
débuter à un lieu de plaisirs bien connu des
lecteurs de 1830. Le quartier du Palais-Royal
est celui des tripots et des amours tarifées, un
lieu de plaisir où se logent des cafés sous les
arcades, des librairies où l’on peut lire les
nouveautés. La fermeture des tripots le 31
décembre 1836 marque une rupture, le
quartier cesse d’être un lieu de festivités pour
devenir un coin sordide, celui où loge la
cousine Bette en 1838 avec son protégé
l’artiste Wenceslas Steinbock. Le Palais-Royal
en 1830 a toutefois déjà l’ambiguïté que lui
prête le narrateur dans La Cousine Bette : une
« alliance intime de la splendeur et de la
misère »14. Notre lecture « pas à pas » ne doit
pas s’interdire certaines mises en perspective
comme l’indiquait Roland Barthes.
14
15
La première phrase du roman met en valeur
un personnage à l’identité incertaine. Là aussi,
il semble nécessaire de rester fidèle au texte.
Le groupe nominal invite à ne pas identifier le
personnage. On peut interroger ce choix du
narrateur.
Pourquoi
retarder
cette
identification ? Là aussi un préjugé
consisterait à dire du narrateur balzacien qu’il
fixe des identités, nomme et classe les
individus (un narrateur « autocrate » ?15) un
L’expression est d’Éric Bordas dans un ouvrage
indispensable pour l’étude de la narration balzacienne
dans une perspective stylistique (Balzac, discours et
Honoré de BALZAC, La Cousine Bette, chapitre 13,
« Folio classique », p.78
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