Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 95
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
qu’une loi éternelle. Deux polarités se
dessinent, celle d’un conte, voire d’une
écriture mythique où les identités et l’univers
semblent déréalisés, abstraits ; celle du récit
réaliste faisant écho à des circonstances bien
connues du lecteur de 1830. La référence au
tripot et au numéro crée aussi cet effet de
double lecture. Dans ce quartier, « les maisons
de jeu n’avaient pas de nom mais un numéro,
celui de l’arcade où elles étaient situées »18.
Cette précision historique permet de sentir à
quel point cet incipit résonne aux yeux d’un
lecteur de 1830 (côté « chronique de 1830 »
en plein cœur du Paris festif) mais cette
dernière phrase peut se lire autrement. Le lieu
ne porte pas de nom, un numéro uniquement,
encore une manière de défigurer le lieu et de
lui conférer un caractère magique (nombres
cabalistiques ? signe énigmatique à tout le
moins).
autre de voir en Balzac un modèle d’auteur
réaliste proposant un « quadrillage du monde
visible » (l’expression est de Thomas Pavel
dans La Pensée du roman16). Or dans cette
première phrase, le personnage est défiguré
(il n’a pas l’épaisseur d’un personnage) et le
monde auquel fait référence le narrateur reste
indéterminé. La proposition au présent de
vérité générale fixe une valeur contemporaine
(on est loin de la passion classique, l’énergie
désormais se mesure à l’aune de la valeur de
l’argent17). Pour le dire vite, on reconnaît le
XIXe siècle, ses valeurs fiduciaires mais le
narrateur gomme subtilement le caractère
référentiel de son texte. On pourrait
s’interroger dans le même sens sur « la loi »,
substantif débarrassé de toute expansion
suggérant aussi bien la loi française en 1830
Cette entrée en matière entraîne le lecteur
dans un lieu qui apparaît à la fois familier et
mythique : le narrateur est-il un conteur d’un
autre temps ou le chroniqueur de son
époque ? On se rapprocherait peut-être de ce
que Michel Crouzet nomme une « rhétorique
de l’allusion » au sujet du Rouge et le Noir de
Stendhal. Le récit de 1830 évoque le temps
présent en se plaisant à gommer des
références trop précises, transparentes.
détours. Pour une stylistique de l’énonciation
romanesque, Presses Universitaires du Mirail, 1997).
16
Thomas PAVEL, La pensée du roman, Gallimard,
« N.R.F essais », 2003, p.245.
17
Le « scandale » du récit balzacien tient selon Pierre
Barbéris au fait que l’auteur a « centré une thématique
et une dramaturgie sur une préoccupation à laquelle les
livres ne reconnaissaient pas un caractère moteur
premier. D’où scandale […] parce que Balzac vendait la
mèche, obligeait à admettre l’importance de l’argent
dans un monde qui se voulait mû par les idées, la morale,
etc. » (Pierre BARBERIS, Balzac et le Mal du siècle, tome
II, Gallimard, 1970, p.1218).
18
Eric HAZAN, Balzac, Paris, La Fabrique éditions,
2018, p.75.
« Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? »
lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit
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