Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 97
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
Balzac laisse affleurer les deux polarités de
son récit. Les deux dernières interrogations
insinuent le caractère intrusif de la police qui
traque les détails de la vie de l’individu pour
mieux le piéger. Le narrateur souligne la
dimension didactique de son discours, le ton
devient presque comminatoire (« Mais sachezle bien… »). La dépossession du narrataire est
mise en valeur à travers l’énumération des
objets dont la connotation bourgeoise est
évidente (« vous, votre fortune, votre coiffe,
votre canne et votre manteau »). Le pouvoir du
jeu est rendu sensible par la mention du terme
en majuscule ainsi que par sa personnification.
votre coiffe, votre canne et votre manteau. A
votre sortie, le JEU vous démontrera, par une
atroce épigramme en action, qu’il vous laisse
encore quelque chose en vous rendant votre
bagage. Si toutefois vous avez une coiffure
neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il
faut se faire un costume de joueur.
Le
paragraphe
qui
suit
étonnera
nécessairement l’élève dans la mesure où la
narration de la fiction est suspendue,
interrompue par une digression généralisante.
Le narrateur utilise le prétexte de l’injonction
du vieillard pour s’essayer à un travail
d’interprétation de son propre incipit. Le
narrateur condense en une seule phrase
l’action initiale en procédant à deux
transpositions : il introduit un narrataire (ou
lecteur virtuel) en lieu et place du jeune
homme et donne au vieillard une dimension
symbolique (« la loi »). Quelles implications ?
pourquoi cette césure ? Quel effet produit le
passage du récit au discours ? En imaginant
un lecteur virtuel dans une maison de jeu, le
narrateur peut commenter son récit, le mettre
à distance. Par cet éloignement, il peut se
livrer à une série d’interrogations qui sont
autant de manières d’interpréter l’œuvre ellemême.
La
dimension
énigmatique du
texte
est
renforcée par la
succession
d’hypothèses plus
ou
moins
vraisemblables
qui saturent la
fiction
de
significations
possibles.
On
pourrait
commenter
le
passage d’une explication surnaturelle (divine
puis diabolique) à une explication réaliste qui
met en évidence les circonstances du jeu.
Que penser de « l’épigramme en action » sinon
qu’elle peut renvoyer au texte lui-même, à la
loi de l’écriture romanesque (même si
« l’épigramme » nous fait plutôt penser à une
écriture de salon, Cf. Le Rouge et le noir, II, XI,
les « épigrammes » que Mathilde adresse à ses
prétendants, le marquis de Croisenois et le
comte de Caylus) qui choisit elle aussi de
défigurer ses personnages, de les dépouiller
de leur identité sociale. N’est-il pas encore
question du pouvoir romanesque au moment
où le narrateur s’adresse à ce « vous » pour
l’inciter à revêtir un « costume de joueur ». Le
joueur dépouillé et le joueur costumé (rhabillé)
correspondraient à des figures de lecteur, l’un
novice, vulnérable devant le pouvoir de la loi,
l’autre fabriquée par le narrateur et informée
par le roman qui saurait se protéger de cette
traque policière.
A la lumière de ces pistes de métalecture,
peut-on aller jusqu’à relire ce qui précède et
voir dans l’investigation policière, son
caractère vétilleux, une image (certes
dégradée) des talents du romancier qui
cherche lui aussi à trouver la vérité dans les
détails de la vie sociale. C’est en tout cas le
vœu de Balzac en 1830 :
« La marque distinctive du talent est sans
doute l’invention. Mais, aujourd’hui que toutes
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