Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 98
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
les combinaisons possibles paraissent
épuisées, que toutes les situations ont été
fatiguées, que l’impossible a été tenté, l’auteur
croit fermement que les détails seuls
constitueront désormais le mérite des
ouvrages improprement appelés Romans »20
narrateur non plus ironique et critique, mais
sérieuse et empreinte de dignité »21, il nous
paraît
pertinent
de
maintenir
une
interprétation plus souple (voire indécidable)
pour cet incipit. En effet, cette adresse au
narrataire doit-elle être prise au sérieux ? le
narrateur ne serait-il pas lui-même un joueur,
s’amusant des effets de dramatisation
romanesque qu’il ménage en inventant des
significations
rocambolesques
à
l’interpellation de ce « vieillard à la voix sèche
et grondeuse » ? De même, le narrateur ne
joue-t-il pas à faire peur au narrataire comme
on le ferait dans un conte pour enfants ?
Quant aux investigations policières qui
cherchent à établir des statistiques sur la
« capacité cérébrale des joueurs », si on peut
imaginer que le narrateur cherche à dénoncer
le pouvoir là où il devient « capillaire »22 pour
reprendre l’adjectif de Michel Foucault, on
peut toutefois sourire du caractère exagéré de
cette vision – ne serait-pas encore la marque
d’une autodérision romanesque, un écho de la
pratique physiologique balzacienne ?
Dans cette digression, la singularité du
discours du narrateur tient au ton ironique, à
une économie de l’exagération qui suscite le
doute du lecteur. En ceci, il sera judicieux de
distinguer la fonction de la digression dans les
récits à partir d’Eugénie Grandet (1833) et
l’usage qu’en fait Balzac dans cet incipit qui
regarde encore vers les pratiques dixhuitièmistes. Si comme l’écrit Aude Déruelle
« le mot même de “digression” [dans La
Comédie humaine] est associé à une pose du
***
Au lieu d’un seuil qui poserait des identités
sociales stables, un cadre référentiel précis
(toponymique, topographique), au lieu d’un tel
début – et on sait qu’il en existe dans l’œuvre
de Balzac – l’incipit de La Peau de chagrin se
donne à lire comme un texte énigmatique.
Énigmatique au sens où de nombreux
éléments (à commencer par l’épigraphe)
invitent le lecteur à un déchiffrement. Or, tout
dans cet extrait nous paraît énigmatique : le
cadre de l’action si près et si loin des tripots
de 1830, ce protagoniste sans figure, ce
vieillard aux airs de Cerbère à moins qu’il ne
être ses mécanismes généraux ou ses effets d’ensemble.
Il s’agit de saisir, au contraire, le pouvoir à ses
extrémités, dans ses derniers linéaments, là où il devient
capillaire » (Michel FOUCAULT, Il faut défendre la
société, Cours au Collège de France, 1975-1976).
20
« Note » de la première édition des Scènes de la vie
privée, [1830].
21
Aude DERUELLE, Balzac et la digression. Une
nouvelle prose romanesque, Saint-Cyr sur Loire,
Christian Pirot Éditeur, 2004, p.40.
22
« Il ne s’agit pas d’analyser les formes réglées et
légitimes du pouvoir en leur centre, dans ce que peuvent
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