Nr 2 janvier 2023 Perspectives littéraires-2 - Flipbook - Page 99
Perspectives littéraires – numéro 2, janvier 2023
vive la désillusion des jours qui ont suivi ce
que Pierre Barbéris nomme la « révolution
trahie »23. Serait-il un symbole des désillusions
lui qui a vieilli trop vite derrière sa barricade
hors d’usage ? Et enfin, que penser de cette
digression d’un narrateur jouant avec une
figure de lecteur virtuel ? Ces deux dernières
interrogations pourraient même se rejoindre si
on pense à l’œuvre de Nodier, L’Histoire du
roi de Bohême et de ses sept châteaux (1830)
qui constitue pour Balzac le modèle du
« DESENCHANTEMENT » où l’on sent « l’odeur
cadavéreuse d’une société qui s’éteint »24.
Dans cette œuvre le narrateur joue avec son
lecteur (quitte à le perdre) en l’entraînant vers
une destination introuvable en rompant sans
cesse le fil par des digressions ironiques,
désenchantées. Quand tout s’écroule, quand
ça sent le cadavre, il faut s’en remettre (au
choix) à un talisman (Balzac), un cheval25
(Nodier) ou encore un loup-cervier26 (Petrus
Borel).
23
26
Toutes
ces
interrogations
auxquelles
s’ajoutent les hypothèses de lecture que j’ai
pu avancer m’invitent à penser que cette
première page aura du mal à offrir un contenu
informationnel, des indications sur l’intrigue à
venir ou sur le personnage principal. Peut-on
considérer par ailleurs que l’incipit propose un
contrat avec le lecteur ? Là aussi, difficile de
se prononcer, il est évidemment question de
contrat dans l’œuvre et ce dès l’incipit mais la
polysémie de l’énonciation romanesque offre
ce que Barthes nomme une « réticence
textuelle ». L’extrait offre des indices, joue
avec ces indices, indice au sens défini très
simplement par Chantal Massol dans un essai
consacré à cette question de l’énigme dans le
récit balzacien : « L’indice est un index : il
désigne tout en se taisant. »27.
Pierre BARBERIS, Balzac et le Mal du siècle, tome II,
Gallimard, 1970, p.1241.
24
Honoré de BALZAC, Le Voleur, 10 janvier 1831.
25
« Le besoin le plus pressant de notre époque pour un
homme raisonnable qui apprécie le monde et la vie à leur
valeur, c’est de savoir la fin de l’histoire du roi de
Bohême et de ses sept châteaux. Moi, je n’ai besoin que
d’un cheval : soit nécessité, soit caprice, je n’irai pas en
Bohême sans cheval. Une entreprise comme celle-ci
vaut bien les frais d’un cheval, et cependant j’ai vu
passer vingt souscriptions sans qu’il fût question d’un
cheval pour aller en Bohême ! Un cheval! un cheval! A
horse ! a horse ! my kingdom for a horse ! » (Charles
NODIER, Histoire du roi de Bohême)
En 1832, dans la préface de ses Rhapsodies, le poète
Pétrus Borel affirme : « Oui, je suis républicain, comme
l’entendrait un loup-cervier : mon républicanisme c’est
de la lycanthropie ! … J’ai besoin d’une somme énorme
de liberté ! la République me la donnera-t-elle ? Je n’ai
pas l’expérience pour moi. Mais quand cet espoir sera
déçu, comme tant d’autres illusions, il me restera le
Missouri !… ». Il signera ensuite ses poèmes « Petrus
Borel le lycanthrope », l’homme-loup donc et
Baudelaire lui donnera une reconnaissance saluant au
passage les « bizarres élucubrations du Lycanthrope »
(Revue fantaisiste, 15 juillet 1861).
27
Chantal MASSOL, Une poétique de l’énigme. Le récit
herméneutique balzacien, Droz, 2006, p.38.
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