Perspectives littéraires n.3 - Journal - Page 100
pour se rendre accessible ? Mes forêts qui
annoncent d9emblée, dans le possessif « mes »
l9appropriation d9un milieu pour s9en faire le
porte-parole ou le délégué, le projet personnel
témoignent d9une expérience très marquée par
la
dialectique
déconstruction
puis
reconstruction. Il n9est pas garanti que tous les
lecteurs ressemblent à ce terrain défriché puis
remblayé. La violence d9une telle expérience
trouve son apogée dans la dernière section, au
titre éloquent (« l9onde du chaos ») et explique
une mise en page dérangeante, qui dérange les
conventions de mise en forme typographique et
les habitudes de lecture106 :
on a marché on s9est plongé / dans le long
travail de l9amour / on a trébuché / rebondi puis
chuté de nouveau ». La présence de cette
instance aux contours flous est d9autant plus
inquiétante qu9elle ressurgit après tout un
recueil écoulé : elle était présente dès le début :
« une pluie/ de longues tiges / inquiète nos pas
/ tombe comme on tombe / parfois dans sa
propre vie » et aussi dans : « on dirait une
histoire / couverte de rouille » ; à croire que
tout le recueil écoulé n9a pas dissipé cette
incertitude. Cela semble poser toujours la
même question : comment ressembler à du
néant ?
***
une parole échouant
C9est que Mes forêts, loin de ne s9inscrire
que dans un milieu naturel précis ou une
expérience sensible particulière, font écho à
« l9humanité » qui est en nous et que le recueil
admet, rassure et célèbre, ainsi que fait l9avantdernier poème du recueil : « un poème
au milieu de ce que l9on
cherchait
l9eau l9or
bois
feu
le sel le feu le
l9eau le bois
l9or
le sel
le
murmure / un chemin vaste et lumineux / qui
donne sens / à ce qu9on appelle humanité ».
l9eau le
Comment le recueil construit-il et ravive-t-il une
humanité universelle ?
sel
Il a pour cela d9abord des moyens
purement linguistiques et grammaticaux : se
déportant du discours intimiste à un partage
intime, il élargit la communauté en proposant
de fondre la première personne du singulier,
certes aboutissement de la quête du recueil
(duquel « vers moi-même » sont bien les
derniers mots) en une première personne
plurielle : « le temps jamais ne s9arrête / nous
dit l9arbre / nous dit la forêt ». Il reconvoque
également une culture commune, large
puisqu9elle convoque aussi bien la culture
médiatique et politique (mention de « John F.
l9or l9eau le
bois
le sel le
feu
à moitié debout
genoux
à moitié à
l9histoire retourne
d9où elle vient
La voix qui s9exprime n9est d9ailleurs pas si bien
définie, souvent confiée à l9angoissant puisque ni l9identité de son référent ni sa valeur
ne sont connus 3 pronom indéfini neutre, « on »
récurrent dans : « vers la connaissance de soi /
Que l’on avait cru pouvoir paisiblement reprendre après
les tentatives de Gherasim Luca ou de Jacques Roubaud qui
remontent déjà la fin du siècle dernier.
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