Perspectives littéraires n.3 - Journal - Page 36
De même, au 17 e siècle, la forêt qui est en
France une réalité incontournable (dès qu9on
sort de Paris, on est vite en forêt), permet, dans
la Princesse de Clèves , par deux fois, la
vérification de sa qualité on ne peut plus
ambiguë : libératrice et lyrique, la forêt est aussi
le lieu qui fait chuter l9héroïne.
pour le Duc de Nemours, et se déroule dans le
même espace boisé, sous le regard ému de
Nemours
qui
l9a
poursuivie
jusqu9à
Coulommiers :
La passion n'a jamais été si
tendre et si violente qu'elle
l'était alors en ce prince. Il s'en
alla sous des saules, le long
d'un petit ruisseau qui coulait
derrière la maison où il était
caché.
A la troisième partie du roman, l9aveu au mari
se déroule à la lisière de la forêt, ce sur quoi le
texte de Madame de La Fayette insiste à deux
reprises :
IL TROUVA AU BOUT DE CES ROUTES UN PAVILLON,
DONT LE DESSOUS ÉTAIT UN GRAND SALON
ACCOMPAGNÉ DE DEUX CABINETS, DONT L'UN
ÉTAIT OUVERT SUR UN JARDIN DE FLEURS, QUI
N'ÉTAIT SÉPARÉ DE LA FORÊT QUE PAR DES
PALISSADES, ET LE SECOND DONNAIT SUR UNE
GRANDE ALLÉE DU PARC. IL ENTRA DANS LE
PAVILLON, ET IL SE SERAIT ARRÊTÉ À EN REGARDER
LA BEAUTÉ, SANS QU'IL VÎT VENIR PAR CETTE ALLÉE
DU PARC M. ET MME DE CLÈVES, ACCOMPAGNÉS
D'UN GRAND NOMBRE DE DOMESTIQUES. COMME
IL NE S'ÉTAIT PAS ATTENDU À TROUVER M. DE
CLÈVES QU'IL AVAIT LAISSÉ AUPRÈS DU ROI, SON
PREMIER MOUVEMENT LE PORTA À SE CACHER : IL
ENTRA DANS LE CABINET QUI DONNAIT SUR LE
JARDIN DE FLEURS, DANS LA PENSÉE D'EN
RESSORTIR PAR UNE PORTE QUI ÉTAIT OUVERTE SUR
LA FORÊT, MAIS, VOYANT QUE MME DE CLÈVES ET
SON MARI S'ÉTAIENT ASSIS SOUS LE PAVILLON, QUE
LEURS DOMESTIQUES DEMEURAIENT DANS LE PARC
ET QU'ILS NE POUVAIENT VENIR À LUI SANS PASSER
DANS LE LIEU OÙ ÉTAIENT M. ET MME DE CLÈVES, IL
NE PUT SE REFUSER LE PLAISIR DE VOIR CETTE
PRINCESSE, NI RÉSISTER À LA CURIOSITÉ D'ÉCOUTER
SA CONVERSATION AVEC UN MARI QUI LUI
DONNAIT PLUS DE JALOUSIE QU'AUCUN DE SES
RIVAUX.
Cette scène de fantasme au sens plein du terme
est à la fois la réussite de l9expression du désir,
si l9on suit l9interprétation qu9en donne Michel
Butor dans Répertoire I, mais aussi l9expression,
par une réécriture d9un épisode de Perceval
selon Stéphane Lojkine52, la mise à jour de la
fictionnalité de la scène et la mise en échec du
roman sentimental puisqu9ici, les mécanismes
de l9écriture démontés empêchent de laisser à
autre chose qu9à de l9amour fantasmé ; la scène
n9y est pas métaphorique par souci de
bienséance mais bien irréalisée par volonté de
montrer son impossible concrétisation.
Jacques Le Goff n9a pas manqué de démontrer
que la forêt, en tant qu9espace merveilleux,
était, dès le Moyen-Âge, un mythe savamment
construit. Il établit en effet qu9au désert chrétien
s9ajoute un autre merveilleux symbolique, celui,
scandinave de la forêt, que l9on retrouve à
l9Tuvre dans Tristan et Iseut pour qui la forêt
est tant un asile qu9une pénitence, tant qu9un
refuge qu9une épreuve53. Dans Lévi-Strauss en
Brocéliande, Esquisse d9une analyse pour un
roman courtois54, l9historien écrit à propos
d9Yvain :
YVAIN QUITTE D’ABORD L’APPARENCE ET LE TERRITOIRE
DES « BARONS », SES COMPAGNONS, EN CE QUI SE
RÉSUME L’UNIVERS SOCIAL, ET DE L’HUMANITÉ TOUT
ENTIÈRE. IL A TRAVERSÉ LA ZONE DES CHAMPS CULTIVÉS
A la quatrième partie du roman, la scène de la
contemplation du tableau par la Princesse
achève de révéler les sentiments de l9héroïne
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https://utpictura18.univCf.
amu.fr/rubriques/archives/fiction-illustrationpeinture/canne-indes , version en ligne de : Stéphane
Lojkine, « Analyse d’une scène de roman : la canne des Indes
», La scène de roman, genèse et histoire, cours donné à
l'université de Provence, Aix-en-Provence, décembre 2008.
« Le désert-forêt dans l’Occident médiéval », in
Traverses, 19, Paris, 1980. Rééd. Un autre Moyen-Âge,
Gallimard, coll. Quarto (1999), p.495.
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Coécrit avec Pierre Vidal-Naquet, première publication
dans Critique, 325, juin 1974 et repris dans L’imaginaire
médiéval, Gallimard (1985), puis rééd. en Quarto
Gallimard (1999): p. 585.
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