Perspectives littéraires n.3 - Journal - Page 46
(André Salmon, Picasso &), il entretient le
cliché d9un lyrisme poétique d9allure
autobiographique ; l9intimité du poète semble à
bien des égards ouverte aux quatre vents. Et
pourtant, le pronom je dans » Zone » n9arrive
qu9au v. 15, largement précédé par le « tu »
preuve que la part intime du poète demande à
passer par un autre que lui, le lecteur en
l9occurrence.
testimoniale du pronom de la première
personne du singulier. Et pourtant, la
localisation demeure floue (la Transylvanie est
loin d9être identifiable par les lecteurs français,
souvent confondue avec les Carpates ou
circonscrite, à tort, au seul territoire roumain) ;
les
adjectifs
« oriental »
et
« petit »,
éminemment relatifs, dépendent d9une échelle
de mesure dont nous sommes ici privés et tout
dépend d9une allégation donnée par un pronom
indéfini neutre liminaire (« on », à l9identité bien
mystérieuse). Par ailleurs, une modalisation
(« Quelques ») se voit associée à la lourdeur
d9un système verbal inchoatif (« pouvoir faire »)
dont l9aboutissement n9est qu9une périphrase,
la locution verbale (« faire la connaissance »)
devant remplacer le verbe pourtant simple que
Gaspar aurait pu tout aussi bien employer
(« rencontrer »). Décidément dans cette
confession inaugurale rien n9est clair, comme si
le véritable enjeu n9était pas de nous renseigner
sur l9intimité du poète mais bien de nous faire
éprouver son incapacité à se représenter ses
propres origines. Au fond, tout ce qu9on sait,
c9est qu9on ne sait pas grand-chose. Ici, la
promesse de la posture autobiographique
exhaustive s9est changée en ellipse frustrante.
En outre Apollinaire nous met en garde :
l9intime n9est pas forcément là on l9on pense le
localiser ; peut-être moins en effet dans les
références à la Rome pontificale natale (« Et
vous Pape Pie X & »), Apollinaire étant peu
attaché à la cité éternelle, que dans des
évocations discrètement personnelles, comme
la mention des «sténodactylographes », trop
bornées dans les interprétations habituelles à
n9être qu9un énième gage apporté à la
Modernité : Apollinaire, sur les conseils d9une
mère à la vie instable, avait en effet pris comme
premier
emploi
un
poste
de
sténodactylographe, métier sûr et rassurant
pour l9enfant balloté d9une mère à la situation
constamment précaire. Un seul mot, pour peu
que l9anecdote soit connue, est ainsi bien plus
intime pour Apollinaire, que les références
insistantes à la ville natale dans le poème Il revient au lecteur ne pas se laisser duper par
liminaire d9 Alcools.
l9intime ; chez les poètes, il n9est jamais
synonyme de transparence. Si discours de
Apollinaire brouille donc les pistes et avec lui,
l9intime il y a, c9est un intime transfiguré et
l9intime n9est pas le plus évident. Parfois même,
finement négocié.
l9intime travaille à ne pas se livrer, comme avec
Lorand Gaspar qui, dans son Essai
d9autobiographie70, semble tout nous
jeter son état-civil, on ne peut plus
personnel, au visage : « On m9a dit
que je suis né en 1925 dans une
petite ville de la Transylvanie
orientale, dont j9ai pu faire la
connaissance quelques années plus
tard ». Cette confession dit-elle tout
ou ne dit-elle rien ? Elle semble livrer
une part d9intime avec des mentions
spatio-temporelles que la réalité du
passeport de Gaspar confirme, de
même qu9elle s9affirme avec la force
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Précédant Sol absolu pour la coll. Poésie Gallimard.
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