Perspectives littéraires n.3 - Journal - Page 52
Fragilité & résilience
Dans la lignée de Jaccottet82, Armand Robin83,
ou Lorand Gaspar, Hélène Dorion développe
toute une esthétique de la « faille », de la fissure
et de la fêlure. On pourra rétorquer que cette
image est déjà celle de Baudelaire et de sa
« cloche fêlée » ou celle d9un Apollinaire qui
conclut en fin de « Nuit rhénane » que : « Mon
verre s9est brisé comme un éclat de rire ».
D9abord la friabilité du recueil apparait dès la
première section, particulièrement morcelée :
25 poèmes pour la section qui ouvre le recueil,
« l9écorce du temps », quand on sait que
l9écorce renvoie elle-même à la l9enveloppe
superficielle de l9arbre, destinée à le protéger
mais vouée aussi à la vulnérabilité voire à la
décomposition et à desquamation.
La succession des premiers poèmes, alors
intitulés, mime le délitement, comme une paroi
se lézardant peu à peu : des « branches » aux
« brèches », les sons et le sens prolongent de
titre en titre la fissuration.
82
Cf. https://www.radiofrance.fr/franceculture/philippejaccottet-une-poesie-de-l-incertitude-et-de-la-fragilite5431095
L9allitération en [f] qui gagne le recueil confirme
autant qu9elle contre cette fragilité : certes, le [f]
ouvre des termes relevant tous ou presque du
champ lexical de la faille (« s9effrite », « fendille
», « s9est fissuré », « craquelle », « casse ») mais
tout en propageant la fragilité, la musicalité
ainsi générée rend cette faille féconde :
l9allitération en [f] génère en effet un refrain qui
bien que fricatif, fixe à l9oreille du lecteur un
rendez-vous ; un lien est reformé.
L9ensemble du recueil fait se superposer deux
logiques, son et sens. Il est en effet possible
d9envisager au fil des poèmes dans l9ordre où il
se présente, aussi bien une évolution logique
(de « branche » aux « feuilles » à la « déchirure
») que sonore, tel que le jeu sur les paronymes
fait que les mots s9entraînent par leur simple
proximité consonantique (« branches » / «
brèches ») ; comme un pied de nez au sens qui
lui renvoie à la destruction, le plaisir de la
concaténation permet alors de prolonger l9état
de veille. D9une certaine façon avec H. Dorion,
la ruine reste encore le meilleur matériau de
construction.
83
Voir ses Fragments, édités pour Gallimard par Françoise
Morvan en 1992, plus de trente ans après la disparition de
leur auteur.
51