Perspectives littéraires n.3 - Journal - Page 86
forêts grincent » tandis que l9humain se tait
(« on entend venir »). La forêt est le lieu de
vérification de la nature baroque du monde un
monde où les polarités peuvent s9inverser, et
les rôles se redistribuer. En cela, elle est un lieu
sans fatalité, où les clauses du contrat
demeurent révisables. Elle est, à sa façon, un
lieu de liberté.
Lieu de rencontre avec le lecteur
Retour du motif sylvestre par association
d9idées : les forêts ainsi démantelées, déclinées
et distribuées dans le recueil obligent un travail
de reconstitution mentale chez le lecteur :
« falaises », »
rochers »,
« clair-obscur »,
« aiguilles », « épines », « champ », « lit de
mousse ». etc. peu de caractérisation mais une
foule d9indices propres à lui faire assembler un
paysage imaginaire où il peut placer quelques
conifères, des reliefs parfois escarpés et
sombres, ainsi que de rares éléments
minéraux ; un tableau en somme, par touches
éparses, comme on pourrait en trouver dans
l9esthétique romantique torturée. La forêt de
Dorion s9appuie sur notre géographie pour se
formuler. Elle requiert le lecteur qui en est le
premier architecte.
La forêt compte aussi par la disponibilité
mentale, autrement dit la concentration du
lecteur lequel doit accueillir les indices subtils
de la forêt, et se faire également auditeur du
poème en prêtant attention par exemple, aux
allitérations en [f] : par exemple, dans le « mur
de bois » : « les flèches », « le bouquet fané »,
« le fouillis », pour qu9arrivent enfin à la dernière
strophe « les forêts ». Plus haut, dans « Les
feuilles », les forêts étaient annoncées par
« flammes » ; plus haut, dans « La branche, par
« les fourmis » et les « syllabes informes »
tout l9écosystème local deviennent dans
« l9arbre », des composantes isolées, partant
d9abord du haut pour descendre : « les tiges »,
« les branches », « les racines ».
Les forêts s9affichent comme un lieu d9initiation
et de conversion : Dans le poème de clôture,
depuis « elles sont des tiges aiguilles [&] »,
« repentirs et ratures » jusqu9à « lignes au
crayon sur papier de temps » et « elles sont un
long passage pour nos mots ». Au fil du poème
les forêts s9esthétisent, quittant le monde
sauvage pour le monde civilisé et plus
particulièrement artistique, puis se chargent de
vertus mythologiques ou philosophiques, avec
le passage, renvoyant au passage de l9Achéron
mais aussi au « passage » montanien.
Si l9on cherche à localiser la forêt, peu d9indices
cependant : « entre racines et nuages »
(« L9arbre), « loin dans la terre », « dans un
souffle lourd », « au fond de l9âme » (« dans Le
Ruisseau »), « dans le clair-obscur » (« le
rocher »), « au fond de leur vie » (« l9île »), « dans
la tempête souterraine » (« Les feuilles »). Le
décor est planté, il s9agit d9un espace du
dedans, primitif et dissimulé, bref, un véritable
gouffre comme dirait Baudelaire. On devine la
qualité très symbolique de la forêt qui entraîne,
par enfouissement et dans un mouvement
descendant, la poète comme le lecteur dans
une exploration de soi catabatique. De là, la
forêt est aussi le lieu où se scelle l9héritage que
la poète retire des grands récits catabatiques
de la littérature : l9odyssée et ses grottes, mais
aussi l9Enéide au chant VI, et bien-sûr l9Enfer de
Dante qu9elle cite dans Mes forêts.
Lieu symbolique, lieu initiatique
Lieu évolutif, la forêt suppose une démarche,
un élan, qui est mimé par le mouvement de
caméra, en forme de zoom doublé d9un
mouvement de caméra en plongée, au fil de la
première section « l9écorce incertaine » : « les
forêts », mentionnées dans « l9horizon »,
désignant par un singulier à valeur collective,
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