Perspectives littéraires n.3 - Journal - Page 96
aussi les sons (écho de la diphtongue dans
« éprouve » du vers 3 revenant dans
« retrouvé » du vers 21) et même les
associations d9idées (le « plein » du vers 6
annonçant la « naissance » du vers 23).
L9amour aura localisé le poète, près de l9être
aimé, c9est-à-dire (nous comprenons que
« paysage » est à présent en apposition au
complément de lieu « près de toi ») dans un
temps neutralisé, à la fois futur, passé et
présent continu (le temps vécu/ s9y perd/ en
perpétuelle naissance) qui place « la naissance »
en termes de clôture, comme s9il fallait parfois
une vie écoulée, jusqu9à la rencontre fatidique,
pour enfin commencer à vivre.
Si H. Dorion ose écrire (formulation à la fois
naïve et témoignant d9une confiance
vertigineuse dans les mots) que « la poésie
apprend à être et à aimer »93, on voit ici que
pour Fr. Cheng, elle apprend à aimer et à être.
Tordant le cou aux proclamations selon
lesquelles les gens heureux n9auraient pas
d9histoire, la poésie de Cheng nous parle de
gens heureux d9être amoureux, heureux de faire
partie d9une planète et d9une chronologie,
riches
de
leur
histoire
polychrome,
multisensorielle, et, pour reprendre l9adjectif
vigoureusement éluardien, ininterrompue.
En deux vers, les vers 22 et 23 retracent
l9histoire du monde : successivement le passé
(participe passé « vécu »), le présent (« s9y
perd », présent d9énonciation ou de vérité
générale) et l9avenir (« naissance ») se font
jour, toute la ligne chronologique est
tracée, l9amour a fixé un paysage sans
limite, qui se retrouve dans l9allitération
en [p] : « près », « paysage », « perd »,
« perpétuelle », à partir du premier terme,
la préposition « près ». L9être aimé nous
offre en quelque sorte, avec la vie
éternelle, un monde familier, qui nous
envoie des échos reconnaissables, un
monde balisé et fiable, le peine
perpétuelle d9un bonheur de Phénix.
Comme Mes forêts de Dorion, la
forêt (v. 12) de Fr Cheng n9est ni un
espace hostile ni une zone reléguée à la
marge : elle est notre « âme », cet espace
du dedans que d9autres poètes ont tant
redouté, ce lieu fondamental qui,
réunissant l9intime, la nature et la poésie,
permet d9appréhender le monde et la vie
humaine. Elle est même, avec le poète
Cheng imprégné de sagesse chinoise, le
lieu
où
se
réalise
le
mieux
l9épanouissement de l9amour.
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https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/04/16/helene
-dorion-ecrire-pour-apprendre-a-etre-et-aaimer_6169718_3260.html
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