Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 12
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
LECTURES DE MANON LESCAUT de l’Abbé Prevost
Par Mélaine Folliard, docteur en littérature, professeur agrégé au lycée Georges Duby,
Aix-en-Provence
1. Enjeux du parcours : personnages en marge, plaisirs du romanesque
L’intitulé du parcours
Associé à l’étude de l’Histoire
du chevalier Des Grieux et de
Manon Lescaut, plus connue
sous le titre raccourci de
Manon
Lescaut
(1731),
l’intitulé du parcours mobilise
des notions familières aux
enseignants, celle d’abord de «
personnages en marge »
(relative à un personnel de
fiction vivant dans les basfonds de la société, du
Lazarillo de Tormes à Voyage
au bout de la nuit), ou encore
les notions de « plaisir »
esthétique (employé ici au
pluriel) et celle, plus opaque,
de « romanesque » (qu’on ne
saurait réduire à son sens
propre comme « ce qui relève
du roman »). En regroupant
deux syntagmes non verbaux
sous la forme d’un titre
frappant
et
séduisant
(«personnages en marge » et
«plaisirs du romanesque»),
l’intitulé suggère un lien de
causalité non explicité entre un
certain type de personnages
traditionnels du roman européen (des personnages mis au
ban ou au bord de la société,
en raison de leurs origines
sociales et de leur moralité
douteuse)
et l’expérience
esthétique caractéristique de
la modernité littéraire, qui
attribue peu à peu au genre
romanesque un rôle central
dans la fondation d’une
esthétique
des
plaisirs.
L’utilisation d’un pluriel ne doit
pas ici surprendre : le succès
de Manon Lescaut, à une
époque où le genre n’obéit
encore à aucune codification,
repose sur la variété des effets
mobilisés pour provoquer la
délectation
des
lecteurs
(l’extraordinaire
ou
le
prosaïsme, la surprise ou les
jeux
de
connivence,
la
factualité des événements
narrés ou leur invraisemblance,
pour ne citer que couples
notionnels-ci).
Un
double
enjeu :
esthétique & moral
Plus surprenant est l’emploi
technique
d’un
adjectif
recatégorisé en nom (le «
romanesque ») : le choix de ce
terme invite les lecteurs à
s’interroger
sur
ce
qui
caractérise les situations de
plaisir
romanesque
dans
Manon Lescaut : il ne s’agit pas
seulement d’identifier les éléments ludiques propres à
l’univers romanesque, entendu
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dans un sens historique large
(scènes,
lieux,
postures,
dispositifs), il faut aussi se
demander dans quelle mesure
le romanesque engage la
vision
du
monde
des
personnages
eux-mêmes,
qu’ils soient engagés à
retracer le cours d’une
existence tumultueuse (comme
le narrateur Des Grieux, au
centre de la conversation),
qu’ils estiment le récit de «
cette aventure » à l’aune de
leur propre échelle de valeur
romanesque (« cette aventure
me
parut
des
plus
extraordinaires et des plus
touchantes », déclare Renoncour dans le récit-cadre qui
ouvre Manon Lescaut, p. 7172) ou qu’ils projettent sur les