Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 14
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
…à la quête de liberté
Pour le dire autrement, Prévost
instaure un décalage entre le
caractère libertin de l’héroïne et
l’interprétation à donner à la
liberté qu’elle s’autorise. En
effet, dans le roman, Manon
n’incarne jamais l’idée de faute
traditionnellement associée à la
séduction féminine, elle s’y
dérobe toujours, même lorsque
son corps est emprisonné.
Aperçue, au seuil du récit, au
milieu « d’une douzaine de filles
de joie » condamnée à s’exiler
en Amérique (p. 68), la belle
prisonnière n’a rien de la « catin
» dont parlait Montesquieu : au
contraire, selon Renoncour, sa
beauté exceptionnelle dit tout
de sa « modestie » (p. 69), c’està-dire de sa noblesse de
caractère.
On pourrait appliquer au
narrateur du récit-cadre l’éloge
que Des Grieux fait à Manon :
c’est un « chimiste admirable »,
il « transforme tout en or » (p.
275) et parvient à transformer
le lieu commun d’une fille
vouée aux plaisirs du corps en
un geste caractéristique de
l’aristocratie du cœur : selon ce
schéma repris par Des Grieux,
la singulière capacité de Manon
à monnayer sa beauté en
échange
de
promesses
d’élévation matérielle et sociale
(son
sens
des
affaires
érotiques) devient signe de la
singularité de son plaisir : plus
précisément, si elle échappe à
la volonté des hommes de faire
d’elle l’objet de leurs « plaisirs
», c’est parce qu’elle cherche
sans cesse à se « procurer » les
moyens de satisfaire les siens
en priorité.
valeurs associées au pouvoir du
corps, déterminant une relation
d’aliénation par le plaisir entre
les hommes et les femmes.
Ainsi, toute lecture du roman
doit mettre en évidence la
polyphonie des voix morales
qui mettent en concurrence une
définition
classique
du
divertissement
mondain,
présenté comme préjudiciable
au salut de l’homme ; une
définition apologétique du
plaisir libertin, présenté comme
dangereux ici et maintenant ;
une définition néo-épicurienne,
où le plaisir est la source
principale de la félicité ; et, en
dernier lieu, une définition
philosophique
en
cours
d’élaboration où le plaisir en soi
renouvelle l’usage de l’antique
« souci de soi » (Foucault). Une
telle variété conceptuelle place
le lecteur face à un mystère
Prévost réalise un véritable tour interprétatif qu’aucun événede force en faisant de la ment du récit ne permet
marginalité sociale de Manon le d’élucider véritablement.
témoignage d’une aspiration
sensuelle à l’autonomie maté- Une tragédie du décalage
Plus précisément, tout se joue
rielle et morale.
dans l’écart entre l’appétence
La critique du plaisir de Manon à embrasser la
totalité
des
plaisirs
et
mondain
De ce point de vue, le roman l’impuissance du narrateuroccupe une place importante désirant, rendu incapable de
dans une histoire critique du décrypter un signe flou : car ce
plaisir mondain : le destin qui rend Manon « toutetragique d’une femme qui puissante » à ses yeux (p. 226),
aspirait à vivre librement selon c’est qu’elle peut simultason plaisir reflète moins nément revendiquer sa «
quelque immoralité constitutive sincérité » et son « infidélité » (p.
du personnage qu’une crise des 230), et professer la religion
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