Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 17
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
sur
une
opération
de
théâtralisation du récit : ou bien
le soliloque très théâtral de Des
Grieux incorpore à l’énonciation
pathétique une multiplicité de
situations stéréotypées (dialogues très énergiques, tirades
enflammées,
confrontations
acerbes ou paroles pleine
d’équivoques, scènes d’aveux,
quiproquos comiques, jeux de
double énonciation), ou bien les
aventures romanesques, conçues d’après le canevas d’une
bonne comédie de mœurs,
prennent forme dans l’action –
et parfois même dans le
langage – d’une tragédie
galante, formulées en prose
tantôt dans le style noble de
Cleveland (t. III, également de
1731), tantôt dans une
combinaison de lucidité tragique et d’intensité pathétique,
comme en écho aux Illustres
françaises de Robert Challe
(1713, voir en particulier l’ «
Histoire de Des Frans et de
Silvie »).
Ainsi, le plaisir romanesque
repose sur son intensité
spectaculaire : la plupart
des événements rapportés
peuvent faire l’objet d’une
lecture comique et tragique
: toute tromperie se
retourne
contre
son
envoyeur, dans un jeu
parfois vertigineux ; toute
déclaration d’amour de
Manon à Des Grieux peut
être considérée comme à la
fois sincère et mensongère
; chaque bonheur contient la
texture des malheurs à venir,
entraînant le lecteur dans une
suite ininterrompue d’anecdotes bouleversantes (« J’étais
né pour les courtes joies et les
longues douleurs. La Fortune
ne me délivra d’un précipice,
que pour me faire tomber dans
un autre », p. 145-146). C’est
comme si le plaisir n’était qu’un
accroc dans le tissu du chagrin,
tiraillé entre le souvenir d’un
échec cuisant et l’attente
angoissée du « plus funeste
événement » (p. 279).
Chez Prévost, les personnages
sont placés sous une épée de
Damoclès et le badinage
amoureux prend rapidement
l’allure d’un « péril de mort »,
pesant
sur
le
parcours
tumultueux des personnages
jusqu’à la mort de Manon. Ainsi,
fondé sur une représentation
dualiste de l’existence, le plaisir
de suivre les personnages
jusqu’à la périphérie de leur
existence est toujours mêlé de
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larmes. De ce point de vue, le
plaisir repose sur la capacité du
récit à créer de la compassion.
D/ Le plaisir des
larmes ou le goût du
tragique
Le masque pathétique
Il faut préciser que cette
rhétorique du plaisir larmoyant
provient, dans Manon Lescaut,
d’un effet général d’insistance
sur
le
sort
des
deux
personnages principaux ; cet
effet repose sur une stratégie
de marginalisation tragique des
personnages, qui ne parviennent pas à échapper à leur
destin. L’effet pathétique est
d’autant plus saisissant que
Des Grieux et Manon sont les
premiers à vouloir donner une
tournure romanesque à leur
existence : en cela, ils sont bien
aidés par le narrateur du récitcadre qui, dès le début de
l’histoire, fait de Des Grieux un
visage saisissant de douleur («
la plus vive image de la douleur
», p. 70) et criant de vérité (p.
75). Pourtant, la confession que
Des Grieux promène avec lui
tout autour du monde doit être
considérée comme suspecte,
non tant parce que le
personnage escamoterait les
faits (qui sommes-nous pour
juger ?) mais parce que le
personnage ne cesse de
reconnaître qu’il module son
récit selon ce qu’il cherche à