Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 18
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
obtenir de ses interlocuteurs
(par exemple, pour obtenir
l’autorisation d’épouser Manon
en Amérique, il se garde bien
d’évoquer le passé scabreux de
sa maîtresse et ne raconte au
gouverneur du Nouvel-Orléans
qu’« une partie de [s]on histoire
», que celui-ci « enten[d] avec
plaisir »). Ainsi, les petits
arrangements de Des Grieux
avec la vérité participent d’une
construction romanesque du
personnage par lui-même : la
plasticité pathétique de son
récit doit être considérée
comme
un
élément
caractéristique de son rôle
(dans le sens sociologique du
terme), le pathos est partie
intégrante d’une persona en
quête de légitimité par le plaisir
donné et reçu en échange.
Libido lacrimandi
On pourrait aller plus loin, en
considérant que ce goût pour
les larmes n’est pas exempt de
plaisir, pour celui qui se
délecte, en racontant ses
malheurs, des mouvements
touchants
qu’il
engendre sur ses
interlocuteurs.
Le
récit ne comportera
pas d’éléments didascaliques ou de
mentions du premier
narrateur pour nous
prouver l’importance
d’un système de
compensation par le
chagrin mais le très
grand nombre de
saynètes comiques où une
tierce personne se voit la dupe
du duo amoureux suggère au
lecteur que la marginalité de
Des Grieux est autant un drame
personnel
qu’une
posture
rhétorique, destinée à le
satisfaire jusqu’à la satiété d’un
art d’aimer dans le malheur.
Des Grieux aime pleurer et faire
pleurer, il se nourrit du récit de
ses mésaventures.
D’où lui vient ce goût
romanesque ? Sans doute de
l’initiation qu’il a reçue de sa
maîtresse, toujours désireuse
de jouir du présent en se
laissant prendre aux jeux de
l’amour et du hasard.
Malheurs conjugaux et
tragique individuel
En effet, Manon apparaît
souvent comme l’instigatrice de
ces
jeux
mondains
qui
pimentent la vie conjugale,
comme lorsqu’elle demande à
son amant de jouer une farce à
deux
grossiers
rivaux
simultanément, au nom d’une
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très romanesque vengeance : «
Elle ne trouvait rien de si joli
que ce projet. Vous aurez son
couvert à souper, me répétaitelle, vous coucherez dans ses
draps ; et demain de grand
matin vous enlèverez sa
maîtresse et son argent. Vous
serez bien vengé du père et du
fils » (232). Pourtant, le plaisir
de mener sa vie à travers
l’expérimentation de rôles et de
sentiments
se
heurte
violemment à un principe de
réalité qui, sous la plume de
Prévost, prend les noms
changeants de « hasard », «
destin », « destinée », « Fortune
» ou « Ciel ». Les amants
imprudents cherchent à s’y
soustraire, mais ils finissent
toujours par se briser sur les
pires écueils, et c’est souvent
dans le piège tendu à leurs
rivaux ou à leurs persécuteurs
qu’ils tombent. La phrase de
Prévost témoigne de ces
rapides changements climatiques. Parfois, la narration
peine à refréner un rire, comme
lorsque Des Grieux manque de
faire capoter l’évasion de l’Hôpital,
après avoir oublié
une pièce-maîtresse
de son déguisement
: « L’oubli de cette
pièce
nécessaire
nous eût sans doute
apprêtés à rire, si
l’embarras où il nous
mettait
eût
été
moins sérieux. J’étais
au désespoir qu’une