Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 20
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
distingue, dit Renoncour, au
premier coup d’œil, un homme
qui a de la naissance et de
l’éducation », p. 70) ; d’autre
part, sa confession en fait foi, il
maîtrise les codes de la
présentation de soi propres au
monde nobiliaire.
L’invention
de
la
précarité romanesque ?
Selon ce point de vue, tout
l’oppose à Manon, dont la
noblesse est purement virtuelle
; elle est une simple fille qu’on
ne présente souvent que par
son seul renom, elle est sans
naissance, sans nom, sans voix
ni visage, sans ressources
autres que celle de son corps,
luttant
contre
l’âpreté
caractéristique de son milieu.
Une telle inégalité de statut
définit des conduites différentes dans l’existence : la
marginalité de Des Grieux est
provisoire, comme un rite de
passage, marginalité librement
choisie,
et
sans
cesse
renouvelée, comme
le témoignage d’une
jeunesse rebelle à
l’autorité paternelle
(pour lui, l’amour est
un défi héroïque
inhérent à sa classe
sociale)
;
en
revanche, la marginalité de Manon est
permanente
et
récurrente,
parce
qu’elle se situe dans
un monde « ignoble
» : en dépit de ses efforts pour
accéder à une condition moins
précaire, Manon expérimente
sans cesse les limites de son
pouvoir d’action. Si sa beauté
inouïe peut lui donner l’illusion
d’être en mesure de s’élever
dans le monde, elle la
condamne en définitive, en tant
que femme et personnage, à
subir le regard autoritaire et
aliénant des hommes, véritable
métaphore
d’une
société
inégalitaire.
Ainsi, on doit considérer que
les membres du couple mènent
deux expériences parallèles de
la passion et de la morale ; s’ils
se placent régulièrement, à
travers les péripéties de leur vie
sentimentale, dans les marges
des normes religieuses et
mondaines, il faut aussi
admettre que les amants se
marginalisent, l’un par rapport
à l’autre, jusqu’à errer dans
deux solitudes distinctes et
dans deux formes d’action
incompatibles : en amant
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passionné, Des Grieux entend
tout sacrifier à l’autel du « seul
bien qui [l’] attach[e] à [s]a vie »
(p. 185) et vit dans le sillage
d’une insaisissable Manon, à la
fois maîtresse pleine d’adoration et amante « volage » à la
recherche de ses moyens de
subsistance. Mais comment
oublier que Manon est une
figure sacrificielle dans le
roman ? Elle vit – et meurt –
dans l’ombre de Des Grieux,
son amant-narrateur, qui la
place continuellement dans les
marges du récit. Il fait d’elle un
pur objet de fantasme, qu’on
peine à percevoir dans son
individualité de femme. Manon
vit d’ombre, à la limite de
l’anonymat.
A la conquête de soi
En un siècle où émerge la
catégorie philosophique et
politique de la subjectivité, le
roman invite les élèves à
s’interroger sur la difficile
conquête de soi (d’ordre moral,
sentimental et financier) pour
des
personnages
situés au seuil de
l’âge
adulte
et
confrontés à un
ensemble de règles
de
droit
qu’ils
perçoivent comme
non
universelles,
voire
irrecevables
dans le contexte «
d’immoralité
publique » de la fin
du règne de Louis
XIV (J. Sgard, éd. GF,