Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 24
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
personnages cumulent les
plaisirs et se « donne[nt] le
plaisir d’une scène agréable »,
tout en se réjouissant de voler
un « vieux libertin » (p. 146).
Dans une telle scène, le plaisir
repose sur le travestissement
de la morale et interroge
l’appréciation du lecteur. Ici, on
pourrait souligner la façon dont
le plaisir du lecteur se déploie à
travers une série d’écarts, qui
font du roman une forme
esthétique
marginale
et
accueillante, à même d’absorber les ressources rhétoriques du théâtre et toute la
gamme de ses nuances
énonciatives.
D’abord, l’écart procède dans
ce passage du plaisir manifeste
de se travestir : pour le plus
grand plaisir des protagonistes,
y compris le sien propre, Des
Grieux se présente au vieillard
sous les traits d’un jeune
homme, frère de Manon. Ce
déguisement exacerbe le désir
homoérotique inavoué d’un
vieillard libertin et les deux
comparses de Des Grieux se
régalent de le voir de si bien
jouer la comédie.
Ensuite, la saveur du passage
repose sur l’exhibition des
rouages
stylistiques
qui
permettent au narrateur de
contrefaire, dans le récit qu’il
rapporte, l’écriture d’une scène
de
comédie.
Le
récit
s’approprie de nombreuses
ressources
de
l’écriture
théâtrale, au premier rang
desquelles on trouve la double
énonciation. La double énonciation permet, d’une part, de
déployer toutes les ressources
de la connivence galante, en
faisant
pouffer
de
rire
l’assemblée au spectacle de ce
barbon berné, et sourire le
lecteur au spectacle de cette
tendresse renouvelée dans la
farce (« Je lui trouve l’air de
Manon », constate le vieillard ; «
Monsieur, c’est que nos deux
chairs se touchent de bien
proche », répond Des Grieux «
d’un air niais », c’est-à-dire en
surjouant l’innocence d’un
Chérubin) ; d’autre part, la
structure à double entente
favorise un autre rire, plus
grinçant et plus embarrassant,
destiné à Manon et son frère
(dans un adroit travail de
miniaturisation de la scène qui
se déroule sous les yeux des
spectateurs, Des Grieux raconte
au vieillard sa propre histoire,
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au risque de lui dévoiler la ruse
dont il est la victime).
Ainsi, dans un tel passage, la
marginalité
burlesque
du
personnage-narrateur ne doit
pas tromper le lecteur : elle
permet de définir efficacement
l’adresse de son langage,
fondée, d’une part sur son
aisance mondaine à faire
circuler le rire d’une cible à une
autre, en créant des effets de
profondeur
énonciative
;
d’autre part, la virtuosité du
narrateur repose sur sa
capaciter à faire coïncider les
fables et la réalité, jusqu’à faire
surgir, à travers cette instabilité, une pointe d’inquiétude
au milieu des réjouissances. Le
plaisir relève ici de la capacité
du personnage à produire sa
propre fiction romanesque, à y
faire croire tout en l’inscrivant
dans les limites de la
représentation. L’identité du
sujet de l’énonciation apparaît
ici comme fondamentalement
trouble.
Quatrième proposition
de lecture linéaire.
La fuite des amants : une
esthétique de l’éloignement
tragique.
De « J’étais à demi-mort moimême » à « nous nous
éloignâmes de la ville, plus
promptement
que
la
délicatesse de Manon ne
semblait le permettre » (p. 285).