Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 27
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
naturellement de visage et de
discours, avec autant de
promptitude qu’aurait pu faire
la meilleure comédienne, après
avoir bien étudié son rôle » (p.
353). Si Prévost atténue la
charge d’immoralité religieuse
associée à la beauté éclatante
de Manon, au point de passer
sous silence sa description et
de laisser libre son lecteur
d’imaginer en Manon toutes les
beautés imaginables, c’est bien
grâce à Challe qu’il interroge la
place de la morale dans la
construction d’un sujet.
Plus précisément, chez les deux
auteurs, les malheurs de la vie
découlent directement de la
passion (GF, p. 71), qui conduit
à abandonner les valeurs
morales. Ainsi, la fureur
amoureuse participe d’une
même vision tragique de
l’existence, comme si toute
tentative pour vivre pour soi («
je ne dépends de personne »,
déclare Silvie à son amant, p.
407) était tuée dans l’œuf : «
[…] mais comme forcé par une
certaine puissance que je ne
comprends point ; et qui me fait
croire, que si nos actions sont
tout à fait volontaires, du moins
peut-on dire, que notre vie
n’est pas toujours gouvernée
par notre seule volonté, et que
l’étoile en règle les principaux
mouvements et la disposition.
En effet, toute la force de ma
raison se bornait à me faire
connaître le péril où je me
jetais, et ma propre faiblesse,
sans
me
donner la
force
de
m’en
sauver » (p.
350). Une
telle
limitation
de
la
liberté
élève
le
récit
de
Des Frans
jusqu’au
pathétique
sublime («
Je ne savais
pas
que
mon étoile
avait résolu
ma perte,
et
que
j’étais
destiné à
savoir et à
connaître
l’horreur du péril qui me
menaçait, sans avoir la force de
l’éviter », p. 365) ; chez Prévost
aussi, le cadre rétrospectif du
récit d’amour vient vérifier la
faiblesse de l’homme face à un
destin obscur, en rappelant
sans cesse au personnage les
aléas de la « Providence » dont
il prend conscience dans les
malheurs (GF, p. 183). Mais si
l’idée de volonté divine est
sauve chez Challe (sur ce point,
voir Jan Hermann), elle paraît
largement effritée et fluctuante
chez Prévost, où elle fonctionne
comme une modalité d’une
élégie libertine où la passion
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constitue le seul horizon
véritable : « J’ai remarqué, dans
toute ma vie, que le Ciel a
toujours choisi, pour me
frapper de ses plus rudes
châtiments, le temps où ma
fortune me semblait le mieux
établi » (GF, p. 205).
Ainsi peut-on mesurer la
différence idéologique entre les
deux auteurs : Manon emprunte
à Silvie la plupart de ses
caractéristiques : sa naissance
obscure, sa beauté inouïe, son
aisance sociale et sa maîtrise de
l’éloquence
judiciaire, son
infidélité et sa mauvaise foi.
Mais leur adultère n’a pas la