Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 28
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
même signification : l’un se
résout dans la « pénitence
sincère » (p. 455) d’une épouse
« morte comme une sainte » (p.
454), l’autre s’inscrit dans une
téléologie de la passion
amoureuse où la mort de
l’héroïne
annonce
moins
l’avènement de la vertu que
l’affirmation d’une esthétique
de « l’irrésolution » pathétique
dont Manon a transféré le talent
à Des Grieux (GF, 285). En
d’autres termes, de l’un à
l’autre récit, le plaisir des
larmes prend une signification
diamétralement opposée : «
déluge » propre à offrir au
lecteur la voie d’une censure
contre les plaisirs sensuels chez
Challe (p. 455), les poussées
lacrymales invitent plutôt les
lecteurs de Prévost à jeter un
regard trouble sur les plaisirs
de l’existence. Dans Manon
Lescaut, puissante préfiguration de deux siècles de
romans libertins, de drames
bourgeois et de mélodrames
romantiques,
les
larmes
irriguent le plaisir d’exister.
Pour parodier un vers célèbre
de Musset, vive le mélodrame
où Manon a pleuré !
La confession
romanesque ou les ruses
du désir dans La
Nouvelle Héloïse
Lecture d’un extrait de la «
Lettre XII, De Julie », de « Je me
longtemps fait illusion » à «
Après tant de sacrifices, je ne
compte pour peu celui qui me
reste à faire : ce n’est
que mourir une fois de
plus » (Julie ou la
Nouvelle Héloïse éd.
GF, Paris, 2018, p.
864-865).
Une dernière lecture
linéaire s’inspire de la
déclaration admirative
du marquis de Sade à
propos de Manon
Lescaut : « […] ce fut là
où Rousseau vit que
malgré des imprudences et des étourderies, une héroïne
pouvait prétendre encore à nous attendrir,
et peut-être n’eus-
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sions-nous jamais eu Julie, sans
Manon Lescaut » (Idées sur les
romans, 1800).
On voudrait montrer comment
la marginalité érotique, qui
conduit les aventuriers de
l’amour à l’exil et à la mort,
acquiert dans la Nouvelle
Héloïse une dimension anthropologique : dans cette perspective, les élèves pourraient
faire la lecture d’un extrait de la
lettre posthume de Julie, «
incluse dans » (p. 864) la
relation de sa mort par M. de
Wolmar (p. 823), dans laquelle
Julie fait état à Saint-Preux de
son renoncement à l’amourpassion.
Il faudra montrer comment le
dispositif éditorial de mise à
l’écart de cette confession
posthume, générée par un effet
d’enchâssement, dévoile moins
la mort d’une illusion que les
ruses du désir (pour reprendre
l’analyse de Christophe Martin
citée en bibliographie). En
accordant toute son importance
à l’énonciation féminine, la
lecture de cet extrait interroge
le rôle traditionnellement marginal accordé à la jouissance
amoureuse dans la construction
des plaisirs. Il s’agit de montrer
comment le romanesque, envisagé ici comme instrument de
vérité, offre aux lecteurs du
XVIIIe
siècle
un
terrain
d’expérimentation et de saisie
de soi depuis les marges de la
conscience.