Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 34
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
cessent de rapprocher les
situations, les individus, les
descriptions, à des œuvres
artistiques. C'est un enjeu fort
de ce roman.
De toute évidence, La Peau de
chagrin est un roman nourri de
références artistiques, d'échos,
le plus souvent explicites (c'est
l'énergie même du livre) :
Rabelais, Goethe, Shakespeare... Ces références sont
faites parfois de manière
excessive et éveillent le
soupçon du lecteur : en effet, le
tragique des personnages
réside aussi dans le fait qu'ils
fantasment le monde, le
subliment, l'interprètent sans
parvenir à le vivre. Raphaël
souhaiterait faire de sa vie, une
œuvre d'art, ainsi est-il en
quête de toutes ses beautés
qu'il trouve dans les textes.
Mais si comparer sans cesse
tout ce qu'il voit avec autre
chose, se référer à d'autres
œuvres
lorsqu'il
vit
un
événement, révèle ce désir
profond, ce n'est pourtant pas
la bonne méthode. Le plus
souvent, le personnage ne
parvient pas à être dans les
choses, à comprendre, comme
le dit le vieillard dans la
première partie, que « voir »,
c'est « savoir », être au plus
près de la poésie. Raphaël, le
héros, dont on nous dit sans
cesse qu'il a l'imagination d'un
poète (voire d'un peintre....
fameux), est justement un
personnage qui rêve sans
cesse, dont la beauté et la
tragédie résident dans cette
tendance au rêve. Ainsi, il vit sa
vie « comme un roman »,
toujours comparant, rêvant,
mais ne parvient pas à faire de
sa vie une œuvre. L'énergie du
personnage qui se déploie et
s'épuise dans cette tension
entre ce qu'il voit et ce qu'il
imagine, le tue. En réalité, la
beauté qu'il cherche à atteindre
est plutôt dans les choses
elles-mêmes,
dans
cette
énergie, cette « energeia » (et «
enargeia ») de la description
33
des choses, la puissance de
leur être que révèle un regard.
Il s'agira de parvenir à « habiter
le monde en poète » , et non
pas d'y chercher autre chose,
d'autres œuvres, un au-delà. La
nuance est d'importance et le
défi est redoutable.
Ainsi, La Peau de chagrin
interroge les capacités du
roman, l'énergie du romanesque et les compare à la vie
elle-même, à sa poésie.
Dans ce monde plein d'illusions
et de retournements de
situations (car tout est illusion :
Raphaël se trompe sur Foedora
– on pourrait comparer les
deux grandes
descriptions
contradictoires de Foedera
endormie - il se trompe
également sur Pauline, pauvre
jeune fille puis riche, il se
trompe sur le vieillard, sage
puis dépendant d'Aquilina
etc...), la question que l'on
pourrait poser serait : à quelle
condition, ce faux, cette illusion
dans nos vies (croyances,
fantasmes, rêveries sur ce
que nous vivons) devientil un roman, n'est-il pas
cantonné à une simple
mascarade ? A partir de
quel moment les illusions
peuvent-elles
devenir
belles et dignes ? La
réalité elle-même peutelle s'élever au rang
d'œuvre d'art et quitter sa
dimension décevante et
limitée ? Raphaël est-il
capable
d'habiter
le