Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 57
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
Extraits proposés à l’étude
Extrait 1. Sido, p.11
Il y avait dans ce temps-là de grands hivers, de brûlants
étés. J’ai connu, depuis, des étés dont la couleur, si je
ferme les yeux, est celle de la terre ocreuse, fendillée entre
les tiges du blé et sous la géante ombelle du panais
sauvage, celle de la mer grise ou bleue. Mais aucun été,
sauf ceux de mon enfance, ne commémore le géranium
écarlate et la hampe enflammée des digitales. Aucun hiver
n’est plus d’un blanc pur à la base d’un ciel bourré de nues
ardoisées, qui présageaient une tempête de flocons plus
épais, puis un dégel illuminé de mille gouttes d’eau et de
bourgeons lancéolés… Ce ciel pesait sur le toit chargé de
neige des greniers à fourrages, le noyer nu, la girouette, et
pliait les oreilles des chattes… La calme et verticale chute
de neige devenait oblique, un faible ronflement de mer
lointaine se levait sur ma tête encapuchonnée, tandis que
j’arpentais le jardin, happant la neige volante… Avertie par ses antennes, ma mère s’avançait sur
la terrasse, goûtait le temps, me jetait un cri :
– La bourrasque d’Ouest ! Cours ! Ferme les lucarnes du grenier ! … La porte de la remise aux
voitures ! … Et la fenêtre de la chambre du fond !
Mousse exalté du navire natal, je m’élançais, claquant des sabots, enthousiasmée si du fond de la
mêlée blanche et bleu noir, sifflante, un vif éclair, un bref roulement de foudre, enfants d’Ouest et
de Février, comblaient tous deux un des abîmes du ciel… Je tâchais de trembler, de croire à la fin
du monde.
Mais dans le pire du fracas ma mère, l’œil sur une grosse loupe cerclée de cuivre, s’émerveillait,
comptant les cristaux ramifiés d’une poignée de neige qu’elle venait de cueillir aux mains même de
l’Ouest rué sur notre jardin…
O géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des boistaillis, ceux-là en rampe allumés au long de la
terrasse, c’est de votre reflet que ma joue d’enfant reçut un don vermeil. Car « Sido » aimait au
jardin le rouge, le rose, les sanguines filles du rosier, de la croix-de-Malte, des hortensias et des
bâtons-de-Saint-Jacques, et même le coqueret-alkékenge, encore qu’elle accusât sa fleur, veinée de
rouge sur pulpe rose, de lui rappeler un mou de veau frais… À contrecœur elle faisait pacte avec
l’Est : « Je m’arrange avec lui », disait-elle. Mais elle demeurait pleine de suspicion et surveillait,
entre tous les cardinaux et collatéraux, ce point glacé, traître, aux jeux meurtriers. Elle lui confiait
des bulbes de muguet, quelques bégonias, et des crocus mauves, veilleuses des froids crépuscules.
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