Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 66
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
Extraits proposés à l’étude
Extrait 2. Les vrilles de la vigne, p. 128
Pour M…
Il n’y a dans notre maison qu’un lit, trop large, pour toi, un peu
étroit pour nous deux. Il est chaste, tout blanc, tout nu ; aucune
draperie ne voile, en plein jour, son honnête candeur. Ceux qui
viennent nous voir le regardent tranquillement, et ne détournent
pas les yeux d’un air complice, car il est marqué, au milieu, d’un
seul vallon moelleux, comme le lit d’une jeune fille qui dort seule.
Ils ne savent pas, ceux qui entrent ici, que chaque nuit le poids
de nos deux corps joints creuse un peu plus, sous son linceul
voluptueux, ce vallon pas plus large qu’une tombe.
Ô notre lit tout nu ! Une lampe éclatante, penchée sur lui, le
dévêt encore. Nous n’y cherchons pas, au crépuscule, l’ombre
savante, d’un gris d’araignée, que filtre un dais de dentelle, ni la rose lumière d’une veilleuse couleur
de coquillage... Astre sans aube et sans déclin, notre lit ne cesse de flamboyer que pour s’enfoncer
dans une nuit profonde et veloutée.
Un halo de parfum le nimbe. Il embaume, rigide et blanc, comme le corps d’une bienheureuse
défunte. C’est un parfum compliqué qui surprend, qu’on respire attentivement, avec le souci d’y
démêler l’âme blonde de ton tabac favori, l’arôme plus blond de ta peau si claire, et ce santal brûlé
qui s ‘exhale de moi ; mais cette agreste odeur d’herbes écrasées, qui peut dire si elle est mienne
ou tienne ?
Reçois-nous ce soir, ô notre lit, et que ton frais vallon se creuse un peu plus sous la torpeur fiévreuse
dont nous enivra une journée de printemps, dans les jardins et dans les bois !...
Je gis sans mouvement, la tête sur ta douce épaule. Je vais sûrement, jusqu’à demain, descendre
au fond d’un noir sommeil, un sommeil si têtu, si fermé, que les ailes des rêves le viendront battre
en vain. Je vais dormir... Attends seulement que je cherche, pour la plante de mes pieds qui fourmille
et brûle, une place toute fraîche... Tu n’as pas bougé. Tu respires à longs traits, mais je sens ton
épaule encore éveillée, attentive à se creuser sous ma joue... Dormons... Les nuits de mai sont si
courtes. Malgré l’obscurité bleue qui nous baigne, mes paupières sont encore pleines de soleil, de
flammes roses, d’ombres qui bougent, balancées, et je contemple ma journée les yeux clos, comme
on se penche, derrière l’abri d’une persienne, sur un jardin d’été éblouissant...
Comme mon cœur bat ! J’entends aussi le tien sous mon oreille. Tu ne dors pas ? Je lève un peu la
tête, je devine la pâleur de ton visage renversé, l’ombre fauve de tes courts cheveux. Tes genoux
sont frais comme deux oranges... Tourne-toi de mon côté, pour que les miens leur volent cette lisse
fraîcheur…
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