Perspectives Littéraires nurméro 1 octobre 2022 F Gherman IA IPR de Lettres - Journal - Page 71
Perspectives littéraires, numéro 1, octobre 2022
Marcel Proust, A la recherche
du temps perdu, t. 1 : Du côté
de chez Swann, première partie
« Combray » (du côté de
Méséglise)
Une fois dans les champs, on
ne les quittait plus pendant
tout le reste de la promenade
qu’on faisait du côté de
Méséglise.
Ils
étaient
perpétuellement
parcourus,
comme par un chemineau
invisible, par le vent qui était
pour moi le génie particulier de
Combray. Chaque année, le
jour de notre arrivée, pour
sentir que j’étais bien à
Combray, je montais le
retrouver qui courait dans les
sayons et me faisait courir à sa
suite. On avait toujours le vent
à côté de soi du côté de
Méséglise, sur cette plaine
bombée où pendant des lieues
il ne rencontre aucun accident
de terrain. Je savais que Mlle
Swann allait souvent à Laon
passer quelques jours et, bien
que ce fût à plusieurs lieues, la
distance
se
trouvant
compensée par l’absence de
tout obstacle, quand, par les
chauds après-midi, je voyais un
même souffle, venu
de
l’extrême horizon, abaisser les
blés les plus éloignés, se
propager comme un flot sur
toute l’immense étendue et
venir se coucher, murmurant et
tiède, parmi les sainfoins et les
trèfles, à mes pieds, cette
plaine qui nous était commune
à tous deux semblait nous
rapprocher, nous unir, je
pensais que ce souffle avait
passé auprès d’elle, que c’était
quelque message d’elle qu’il
me chuchotait sans que je
pusse le comprendre, et je
l’embrassais au passage. À
gauche était un village qui
s’appelait Champieu (Campus
Pagani, selon le curé). Sur la
droite, on apercevait par-delà
les blés, les deux clochers
ciselés et rustiques de SaintAndré-des-Champs,
euxmêmes
effilés,
écailleux,
imbriqués
d’alvéoles,
guillochés,
jaunissants
et
grumeleux, comme deux épis.
À intervalles symétriques, au
milieu
de
l’inimitable
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ornementation de leurs feuilles
qu’on ne peut confondre avec
la feuille d’aucun autre arbre
fruitier, les pommiers ouvraient
leurs larges pétales de satin
blanc ou suspendaient les
timides bouquets de leurs
rougissants boutons. C’est du
côté de Méséglise que j’ai
remarqué pour la première fois
l’ombre
ronde
que
les
pommiers font sur la terre
ensoleillée, et aussi ces soies
d’or impalpable que le
couchant tisse obliquement
sous les feuilles, et que je
voyais mon père interrompre
de sa canne sans les faire
jamais dévier. […]